Fascisme en Turquie
- Lêgerîn
- 28 mars
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Introduction au fascisme d’aujourd’hui par la Commune Internationaliste du Rojava.

En tant que jeunes révolutionnaires, c’est nécessaire pour nous de comprendre les forces ennemies pour mieux leur résister. C’est important de comprendre l’histoire centenaire du fascisme en Turquie. La Turquie a émergée comme un projet de l’Occident et elle a pris différents rôles depuis sa fondation. Pendant son développement historique depuis 1923, le pays était façonné par des pouvoirs hégémoniques de la modernité capitaliste, comme une arme contre les sociétés de la région et des mouvements socialistes. Le fascisme en Turquie est lié aux origines du fascisme moderne. Si on comprend le fascisme en turc, on pourra développer une perspective pour lutter contre le fascisme en Mésopotamie, mais aussi partout dans le monde.
L’État turc : fondé sur le génocide et l’expulsion
Après la défaite de l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale, presque tous les territoires de l’actuelle Turquie sont occupés par l’Empire britannique, la France et l’Italie. Pendant la guerre d’indépendance turque, Mustafa Kemal a instauré son pouvoir dans la toute nouvelle République de Turquie.
Pendant le mouvement national, les Jeunes Turcs ont joué un rôle important. Les Jeunes Turcs avaient déjà travaillé à l’élaboration d’une forme constitutionnelle de gouvernement, alors que cette activité était illégale sous l’Empire ottoman. Leur parti le plus influent était le « İttihat ve Terakki » (Le Comité pour l’Union et le Progrès), qui rentrait dans le parlement ottoman après la révolution des Jeunes-Turcs de 1908.
Les Jeunes Turcs étaient parmi les acteurs principaux du génocide arménien. Un million de personnes ont été tuées sous leur régime, soit par exécution, soit dans les marches de la mort dans le désert de Syrie. Ceux qui ont survécu ont été ciblés par une campagne d’assimilation par l’islamisation ou l’asservissement. Les femmes arméniennes ne pouvaient éviter d’être assassinées qu’en épousant un musulman, et des milliers d’enfants ont été enlevés à leurs parents et assimilés dans les institutions de l’État.
Les Jeunes Turcs pensaient qu’une alliance avec Mustafa Kemal leurs permettrait obtenir les propriétés volées aux Arméniens pendant le régime. De nombreux auteurs du génocide ont ensuite fait partie du parlement de la République de Turquie, fondée en 1923. Le mouvement des Jeunes Turcs a connu plusieurs courants, soutenus et influencés par diverses grandes puissances. La Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et la France tentent d’affirmer leurs prétentions au Moyen-Orient par le biais du mouvement. Le rôle de la Turquie était de diffuser le modèle européen de l’État-nation au Moyen-Orient et de fournir un modèle pour la fondation de l’État d’Israël. Les génocides de l’État turc reposent sur l’idéologie de l’État-nation, résumée dans le slogan : « Une nation, un drapeau, un État ».
Le fascisme blanc : Assimilation, l’idéologie de l’État
Après le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi / Parti républicain du peuple) a établi une quasi-dictature sous un régime dirigé par Mustafa Kemal. Aucune élection multipartite n’a été faite jusqu’en 1950. Sous le CHP, un million de chrétiens orthodoxes grecs ont été expulsés de leurs territoire et la politique d’assimilation contre les Arméniens, Kurdes et Ézidis ont continué. Abdullah Öcalan qualifie cette première génération de fascisme turc de « fascisme blanc » : les autres groupes ethniques n’étaient acceptés qu’à condition qu’ils s’assimilent, c’est-à-dire qu’ils adoptent une identité turque au lieu de leur propre identité. Les autres langues, en particulier le kurde, ont été systématiquement réprimées, interdites et repoussées. Aujourd’hui encore, il peut être dangereux de parler kurde en public. Même si les méthodes du fascisme blanc sont plus subtiles, toute forme de résistance à l’État était toujours réprimée par des massacres, comme le montre le génocide de Dersim.
Surtout après la Première Guerre mondiale, les forces du fascisme blanc ont été fortement soutenues par les États-Unis. L’État turc est devenu un instrument important pour protéger les intérêts des États-Unis dans la région.
Le Fascisme Noir : Terreur et Contre-Guérilla
Alors que l’éveil de la jeunesse qui a accompagné la révolution de 1968 a commencé à menacer les fondements du pouvoir dans le monde entier, d’autres forces ont été activées en Turquie par les États-Unis et l’OTAN pour écraser le mouvement de la jeunesse et des travailleurs. La gauche turque, de plus en plus influente, doit désormais être combattue par la deuxième génération du fascisme turc qui s’est formée après la Seconde Guerre mondiale.
Les Loups gris (en turc : Bozkurtlar ou Bozkurtçular), comme on appelle ces fascistes turcs, font partie d’un courant qu’Abdullah Öcalan décrit comme le fascisme noir. Il s’agit d’un courant antisémite et raciste qui a des liens idéologiques et personnels avec le fascisme d’Adolf Hitler. La figure centrale de ce courant, qui a mené la lutte contre la gauche turque à partir de 1960, était Alparslan Türkeş. Türkeş et d’autres officiers turcs sont formés aux États-Unis entre 1945 et 1950 et ont été les membres fondateurs du parti nationaliste MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti du mouvement nationaliste) et de la contre-guérilla, la branche turque du GLADIO.
Dans le cadre du programme GLADIO, les États-Unis et l’OTAN ont mis en place des structures paramilitaires en Grèce, en Allemagne, en France et dans de nombreux autres pays européens après la Seconde Guerre mondiale, qui devaient être activées en cas de prise de pouvoir politique par des partis communistes.
Le Coup d’État du 12 mars 1971 et 12 septembre 1980
Dans l’histoire de la République de Turquie, les militaires ont régulièrement pris le pouvoir lorsque les partis au gouvernement n’étaient pas en mesure d’agir efficacement contre les organisations de travailleurs et la gauche. Depuis 1960, les militaires préparent des coups d’État presque tous les dix ans.
Le coup d’État de 1971 était une réaction à la montée en puissance de la gauche, qui s’était battue les années précédentes pour obtenir des droits décisifs pour les travailleurs. Dans les années qui ont suivi, le pays a connu une campagne de violence fasciste. Des milliers d’étudiants, d’enseignants, d’intellectuels et de militants ont été tués entre 1975 et 1980.
Des centaines de milliers de membree de la gauche turque et kurde ont également été arrêtés ou torturés à mort à la suite du coup d’État du 19 septembre 1980. Après la prise du pouvoir, une junte militaire a gouverné et mis en pratique tout ce que la droite avait tenté de réaliser au cours des années précédentes. Les organisations de gauche, les médias et les syndicats ont été interdits et le pays a été soumis à la privatisation néolibérale. La gauche turque n’a pas pu résister aux attaques de l’État car elle n’était pas préparée au coup d’État militaire. Abdullah Öcalan avait prévenu très tôt de l’imminence du coup d’État et tenté d’unir les forces de gauche en Turquie. Alors que la gauche turque n’a pas pu se remettre de la vague de répression, d’arrestations et de meurtres, le PKK a réussi à faire sortir plusieurs centaines de cadres du pays et à se préparer à la lutte armée grâce à la clairvoyance d’Öcalan. La résistance dans les prisons, en particulier dans le cachot de Diyarbekir à Amed, a défié le fascisme et posé une pierre importante pour la lutte du PKK et du peuple kurde pour la liberté, qui se poursuit encore aujourd’hui. Les positions de Kemal Pîr, Mazlum Doğan, Mehmet Hayrî Durmuş, Ali Çiçek et Sakine Cansız sont devenues une référence pour les révolutionnaires et la culture de la résistance dans le monde entier.
Le fascisme vert : la synthèse islamiste et nationaliste
La phase entourant le coup d’État militaire du 12 septembre a été caractérisée, d’une part, par la brutalité du fascisme noir et, d’autre part, par le fait que des forces étaient déjà en train de se positionner à l’arrière-plan pour mettre en œuvre la future stratégie des États-Unis au Moyen-Orient.
Depuis 1970, les États-Unis ont soutenu les mouvements islamistes et nationalistes pour détruire l’influence de l’URSS en Afghanistan et l’influence du socialisme en Asie centrale et la Mésopotamie, pour intégrer les régions à majorité musulmane au système capitaliste.
Après la liquidation de la gauche dans les années 1970 et 1980, les islamistes ont fait appel aux sentiments religieux et ont pu gagner le soutien des travailleurs par le biais de la rhétorique sociale. La Synthèse associait la religion au nationalisme turc et visait, entre autres, à lier les musulmans kurdes à l’État.
La synthèse de l’islamisme et du nationalisme turc est ce qu’Abdullah Öcalan définit comme le fascisme vert. L’organisation la plus connue de ce courant est l’AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement). L’AKP dirigé par Erdoğan est au pouvoir en Turquie depuis 2002. Depuis 2018, il forme le gouvernement turc avec le MHP.
Les idéologies du fascisme turc
L’Allemagne nazie a eu une forte influence sur la théorie et la pratique du fascisme turc ; Alparslan Türkeş était la principale personne de contact du régime hitlérien en Turquie. Nihal Atsız, l’idéologue le plus influent du fascisme turc, a supposé l’existence d’une race turanienne (Oural-Altaï) et a développé l’équivalent turc de la théorie allemande de la race. L’objectif était d’établir un empire touranien de l’Asie centrale à la Turquie.
La synthèse islamo-turque, représentée par l’AKP, est un mélange de cette revendication du Grand Empire turc et du rétablissement de l’Empire ottoman. Cette synthèse est exprimée par la coalition fasciste du MHP et de l’AKP, au pouvoir depuis 2015.
Le fascisme turc se manifeste par trois courants principaux : le fascisme blanc, le fascisme noir et le fascisme vert. Ces trois courants ont été façonnés par des contextes géopolitiques et historiques différents, mais sont toujours liés entre eux aujourd’hui dans une sorte de synthèse. Le soutien des puissances occidentales – que ce soit par l’Allemagne sous l’Empire ottoman ou par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale – a considérablement façonné le fascisme turc et lui a permis de servir d’instrument d’intérêts hégémoniques dans la région. Du génocide des Arméniens et des Kurdes aux gouvernements fascistes modernes d’Erdoğan, il existe une continuité qui montre à quel point le fascisme turc est profondément enraciné dans les structures de l’État et de la société. La combinaison du nationalisme, de la religion et de la répression en fait un obstacle à la démocratie et à la paix au Moyen-Orient. L’écrasement systématique des mouvements d’opposition, en particulier du mouvement de liberté kurde et de l’opposition de gauche, reste à ce jour un élément central du fascisme turc. Les stratégies employées – notamment les opérations de renseignement, la contre-guérilla et les opérations sous fausse bannière – ont été adoptées par la suite par d’autres régimes et États autoritaires.
L’État turc est un régime de guerre spéciale
Depuis l’émergence de l’État turc, celui-ci a utilisé des stratégies de guerre spéciale pour se maintenir en vie. Dans toutes les phases du fascisme pratiqué en Turquie, les stratégies de guerre spéciale ont été utilisées pour contrôler, effrayer et massacrer la société. La guerre spéciale est une guerre sans règles et sans morale. Une guerre qui sert à s’assurer le pouvoir par tous les moyens nécessaires. En Turquie, la résistance à l’idéologie stricte de l’État-nation a été très forte depuis le début. Les Kurdes, en particulier, ont organisé à plusieurs reprises des soulèvements, mais les Laz, les Arméniens et les Turcs socialistes se sont également organisés contre le régime. Afin d’assurer son propre pouvoir, la Turquie a mis en place l’État profond, c’est-à-dire un régime de guerre spéciale, pour réprimer l’organisation de la société. Afin d’assurer son propre pouvoir, l’État turc a formé des forces spéciales et a lancé à plusieurs reprises des opérations spéciales. Dans le cadre de l’armée, les unités ont été formées pour mener des opérations, des attaques, des assassinats et des enlèvements, pour planifier des coups d’État militaires et pour manipuler la psychologie de la société.
La guerre spéciale repose sur trois stratégies principales. La première stratégie est la guerre asymétrique. Il s'agit d'une guerre irrégulière qui crée la confusion et la peur. Avec le soutien des États-Unis, la Turquie a développé la contre-guérilla, la branche turque de Gladio. La contre-guérilla a été créée spécifiquement pour éliminer les mouvements révolutionnaires. Dans les années 1990, la contre-guérilla a régulièrement pris d'assaut des villages, assassiné des gens et pillé des maisons. Par la suite, l'État turc a déclaré que le PKK était à l'origine de ces attaques.
La deuxième stratégie est celle des opérations de stabilisation, ou coups d'État. Lorsque le régime turc a été affaibli, il a à plusieurs reprises initié des coups d'État ou des tentatives de coup d'État pour légitimer une action plus dure contre les forces révolutionnaires et d'opposition. Il y a un coup d'État en Turquie tous les dix ans environ. Cependant, le régime ne change pas, mais renouvelle et renforce le fascisme.
La troisième stratégie est la guerre psychologique. Des actions qui semblent être des coïncidences sont en fait des stratégies planifiées d'attaques psychologiques contre la société. Le psychisme est manipulé et les pensées anti-systémiques en particulier sont attaquées. La guerre psychologique est présente dans tous les domaines. Les médias constituent l'un des principaux outils. L'État turc, en particulier, diffuse régulièrement de la propagande et des mensonges par le biais des médias. Par exemple, lors des attaques contre le Rojava le 13 décembre 2024, les médias turcs ont annoncé que le barrage de Tişrin avait été pris par les forces mandataires de la Turquie. Mais c'était un mensonge. Comme nous l'avons vu dans les médias locaux, le barrage était toujours aux mains des FDS (Forces démocratiques syriennes). Ces mensonges servent à intimider la société et à affaiblir la confiance dans les médias indépendants. Ils visent à semer le doute dans la société et à la rendre désespérée et passive dans sa résistance. Autre exemple actuel, l'AKP utilise des imams pour diffuser de la propagande fasciste dans les mosquées. Ce faisant, il utilise la foi de la société à ses propres fins. Mais cette stratégie se retrouve dans tous les domaines. Dans les écoles, les universités, à la télévision, dans les médias numériques, dans l'armée et la police, dans le système de santé et le système judiciaire. Partout, l'État turc dispose de forces spéciales qui diffusent l'idéologie fasciste.
Confronter le fascisme
En général, le fascisme turc joue aujourd’hui un rôle de pionnier en tant que régime fasciste moderne. Malgré son idéologie manifestement misanthrope, misogyne et nationaliste, l’État turc est reconnu comme un régime plausible et est toujours soutenu par des forces hégémoniques telles que l’OTAN. Comprendre le fascisme turc est d’une grande importance pour toutes les forces antifascistes, car de nombreux États s’orientent vers les stratégies de la Turquie.
Mais d’un autre côté, nous ne devrions pas la rendre plus grande qu’elle ne l’est. Aujourd’hui, la Turquie traverse une crise majeure à tous les niveaux parce qu’elle s’en tient au statu quo de l’État-nation et ne montre aucune volonté de démocratiser son système. Malgré les méthodes les plus perfides, la guerre contre la société, les arrestations quotidiennes, les assassinats, les raids aériens et les guerres médiatiques, l’État turc ne parvient pas à contrôler la société. Il ne parvient pas à éliminer les forces révolutionnaires, en particulier le Mouvement pour la liberté du peuple kurde et le PKK. Par conséquent, les forces, mais aussi les faiblesses du fascisme turc doivent être bien évaluées afin de le combattre. En particulier, les contradictions au sein de l’OTAN, les contradictions avec les États-Unis et l’UE doivent être bien évaluées et déchiffrées. D’autre part, le fascisme doit être expliqué aux gens partout dans le monde et le système qui le sous-tend doit être compris. Cela peut créer une base plus solide pour la lutte contre le fascisme partout dans le monde. Car ce n’est que si nous connaissons notre adversaire et si nous nous connaissons nous-mêmes que nous réussirons dans la lutte contre le fascisme et pour la liberté.
L’histoire du PKK et du Mouvement pour la liberté du peuple kurde montre clairement comment le fascisme moderne peut être affronté sur la base de l’éducation, de l’organisation et de l’autodéfense. Contre la guerre spéciale des États-nations, nous devons construire la guerre révolutionnaire des peuples et l’unité de tous les opprimés !
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